L’autre Odyssée

L’Odyssée encore. Le Satiricon est une énième version de l’Odyssée d’Homère où, les personnages de Pétrone revisitent les lieux de l’imaginaire gréco-romain, mais cette fois ci en désordre. Le récit, mêle, l’épopée et les fables, la poésie et la prose et plusieurs niveaux de langage en fonction de qui parle ; ici c’est l’énonciation qui compte et non la rhétorique ni la métrique propre à une forme. Il est dit par certains que Le Satiricon est le premier Roman. Mais satire veut dire originellement pot-pourri où tous les style s’entremêlent. Et bien que l’on puisse suivre l’épopée comique (aberration stylistique selon la Poétique d’Aristote) de deux amis flanqués de leur petit frère esclave à tout faire qu’ils se disputent sans cesse, rien n’est dit explicitement du mobile de leur errance. Certains disent qu’ils auraient pu profaner le temple de Priape qui les poursuivrait sans relâche entre bouge pour étudiants et grands banquets, du bordel aux chambre des plus grandes dames, des bras de la grande Circé à ceux d’une magnifique servante pour finir dans l’antre d’une sorcière, qui entre ses vieilles jambes, aurait la faculté de guérir l’un de nos deux compères d’une impuissance subite. Les caractères eux non plus ne sont guère bien définis, encore une entorse à la belle forme de l’éloquence : le héros viril sera confronté par Pétrone au réel de la défaillance de son corps comme à la jouissance jalouse, ce qui le féminise. Alors que l’autre plus vil, voleur d’un manteau saura les sortir de la misère en échangeant son larcin avec une tunique cousue d’or. Et si par instant l’un d’entre eux, objet de la convoitise des deux autres, tel une pénélope de pacotille, est comparé à Ulysse, ça n’est ni pour sa bravoure ni pour sa ruse comme on peut le deviner dans cette phase absurde : « A ce fracas, Eumolpe se retourna et salua Giton, soulevant le matelas, il voit ce nouvel Ulysse, qui aurait attendri même un cyclope à jeun. »1 Traversant les villes et la campagne de la grande Grèce, dans une ambiance d’équipée sauvage entre larcins, fuite, et baises débridées, Le Satiricon ressemble plus à un road movie déjanté qu’à une œuvre classique. Ce en quoi le grand Fellini ne s’est pas trompé, accordant dans son film une large part au passage du banquet chez l’affranchi Trimalcion qui est le clou du récit bien qu’aucun épisode ne vaille l’un plus que l’autre puisque l’œuvre en fragments ne privilégie aucun dénouement. Lacan pour sa part montrera en quoi les images du film masquaient le véritable focus de l’affaire : le riche n’est pas le maitre et la passion pour la mort ne dit rien du réel de la vie. Cette descente aux enfers signifiée par l’impossibilité de sortir de la répétition orgiaque, fige les caractères dans leur grotesque définition sous le regard glaçant d’un chien en mosaïque qui se transforme en horrible cerbère.

Le texte de Pétrone, le roman, bien qu’il soit inexact de le nommer ainsi, nous est parvenu en fragments comme beaucoup d’autres textes antiques. Il fut retrouvé en Croatie, dans un monastère au seizième siècle ; l’église a su paradoxalement protéger certaines choses et non des moindres ! Mais les fragments ou les chapitres 111 à 113, étaient déjà connus sous le titre de la « Matrone d’Éphèse » depuis 1475, date à laquelle ils furent traduit en français. Le texte à trous que l’on connait aujourd’hui sous le titre du Satiricon les réunit désormais pour former cette œuvre inclassable qui n’a ni début ni fin et où l’essentiel n’est pas toujours raconté. Des bouts de réel,2 comme dans une analyse, disent par le biais de la fiction la vérité menteuse qui n’a que faire de l’ordre du sens commun. Son auteur, lui non plus, n’est pas très bien identifié bien que Tacite parle d’un certain Pétrone qui aurait payé de sa vie sa proximité trop grande avec le pouvoir de Néron. Quoi qu’il en soit la leçon reste valable, l’artiste tout comme le psychanalyste ne prospère pas très bien à l’ombre du discours du maitre. Nous le savons, grâce à Lacan et à Miller son grand traducteur 3 qui a su nous rendre audible ce discours inouï. Encore une histoire de traduction. Roland Barthes disait en ouverture à son fragment du discours amoureux, qu’il ne fallait pas réduire l’amoureux à un simple sujet symptomal, mais plutôt faire entendre ce qu’il y a dans sa voix d’inactuel, c’est-à-dire d’intraitable. La psychanalyse nous l’apprend tous les jours que nous soyons analysant ou bien analyste rien de tel que le transfert pour traverser les affres d’un dasein à avaler jusqu’à la lie.

Il m’a plu d’imaginer que cela ne soit pas un hasard, mais un artefact de romancier, que cette œuvre inclassable nous parvienne en fragments ; nos invités, lors de la rencontre savante, Lacan Satyricon, entre érudits et psychanalystes pourront nous renseigner sur la possibilité de cette hypothèse un peu folle.

Pétrone, Le Satiricon, chapitre 98, follio classique Gallimard.

Miller J-A, Présentation du thème du IXé congrès de l’AMP conférence prononcé à Bueno Aires le 26 avril 2012

Miller J-A, « l’orientation lacanienne. L’un tout seul. », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 19 janvier 2011.

Paz Corona