Tikkoun Olam[1]. Quelques mots sur le cinéma d’Amos Gitaï

 

Du cinéaste israélien Amos Gitaï, je n’avais vu jusqu’à présent qu’une exposition en 2012, à Arles : Architecture de la mémoire[2]. Il ne m’en restait qu’une impression puissante. Cette année à Cannes, le nom Gitaï est revenu. Il y présentait West of the Jordan River. Le conflit israélo-palestinien et l’analyse de la politique de colonisation du gouvernement d’extrême-droite de Benyamin Netanyahou y sont exposés par les protagonistes eux-mêmes, sans semblants. Dans ce film, on entend l’appel à la haine, au meurtre et à l’autodestruction de chaque côté du mur, la réalité terrifiante de la pulsion de mort à l’œuvre qui sort aussi de la bouche des enfants. Sans hiérarchie de valeurs, on entend également les voix de ceux qui ne veulent pas de ça et qui percent sans cesse, par la parole, le mur de la honte. Les voix viennent des deux côtés du mur. Gitaï, l’architecte cinéaste, montre sans concession la multitude des angles d’une situation complexe. Il ne favorise pas la façade d’un maître discours. Gitaï aime les ponts et pense que la politique de la destruction ne précède pas l’œuvre de civilisation. Cet artiste à l’œuvre protéiforme n’a pas cessé, depuis son premier film, d’édifier une œuvre majeure.

Qu’avais-je vu, en 2012, dans la pénombre d’une église désaffectée depuis la Révolution française et réinvestie en un lieu où montrer de l’art est devenu urgent ?

Je me souviens d’abord de la fraîcheur qui saisit quand on vient du dehors, du son qui s’empare de tout le corps et le fait vibrer, du rythme de la musique qui se mêle à la cacophonie des bruits de la guerre. Puis, l’œil habitué à l’obscurité, de photographies intimes et de fragments de ses films projetés sur les murs, de documents filmés restituant des pans d’histoire où des événements tragiques sont situés dans un univers intime. Peu à peu se déploie l’architectonique d’une pensée en mouvement : des traces de l’existence du réalisateur, de celle de son père, l’architecte du Bauhaus[3] Munio Gitaï, immigré en Israël en 1933, de sa mère Efratia Gitaï, fille de sioniste de la première heure, analysée par Freud, et de celle d’un territoire, le Moyen-Orient, de son histoire mythique et mystifiée qu’il tente de déconstruire.

Je me souviens avoir été éblouie par l’intelligence de la scénographie de l’exposition : se servant du vide central de la nef, Gitaï avait réussi ce tour de force de donner un habillage au trou du sens. En suspendant dans le vide ses photographies de la guerre du Kippour, où il fut blessé en tant que soldat, il nous obligeait à regarder en l’air, non pour nous élever à une autre dimension mais pour nous forcer à éprouver que l’horreur pourrait bien venir du ciel. Habiller le trou de la nef pour montrer le réel de l’Autre qui n’existe pas, par le truchement de cet événement de corps, sa blessure, le trou marqué à même la chair, est un trait de génie. Il se sert de lalangue, reste du père, pour faire dire le réel grâce à la caméra, objet bouclier donné par sa mère. Apprendre à faire des films est le désir inédit éprouvé dans son corps confronté, dans la guerre, à la politique du dressage des corps et à la peur.

Le regard qui lui permit de rentrer chez lui, en Israël, après des années d’exil, fut celui d’Yitzhak Rabin, seul, selon lui, à avoir eu une vision pour la paix dans cette partie du monde, seul militaire et homme d’État à avoir reconnu l’atrocité à laquelle il avait participé en toute bonne foi et pour laquelle il voulait faire réparation. Ce regard est tombé, pour lui comme pour tous, et Gitaï continue de faire des films sans céder à la peur de la censure. Peu lui importe que tous ne l’aiment pas, car lui n’aime pas tous ses prochains.

[1] En hébreu : « réparation du monde ».

[2] Exposition présentée à l’église des Frères Prêcheurs lors des Rencontres d’Arles de 2012.

[3] École d’art allemande (1919-1933).

Paz Corona